Introduction
En 2013, j’ai lancé le blogue Haitian History on Tumblr (HHB) avec l’intention de créer une plateforme pour des discussions animées mais fondées sur la vaste littérature sur Haïti. L’objectif n’a jamais été de transformer ce blogue en un projet académique rigide, ni de couvrir tous les aspects de l’histoire d’Haïti. Cependant, au fil du temps, le blogue a évolué de son format initial vers un espace de partage de ressources visant à encourager de nouvelles recherches par un public varié. Aujourd’hui, le blogue se présente comme un projet amateur en humanités numériques qui continue à se tailler une place parmi les ressources en ligne sur l’histoire d’Haïti.
Comme je l’ai fait avec mes co-contributeurs, j’aimerais prendre un moment pour me présenter aux lectrices et lecteurs de ce blogue et, surtout, explorer les raisons qui m’ont incitée à le créer (et à le rééditer sous différentes formes). Je souhaite également questionner l’idée de produire des travaux « académiques » sur internet et examiner ce que signifie s’engager dans un projet en humanités numériques sur Haïti en cette période de crise.
Je remercie particulièrement Yves Hyppolite de m’avoir encouragé à me prêter au jeu et de répondre à ces questions!
Question 1
Alors que la situation en Haïti est critique, particulièrement depuis les derniers mois, le discours habituel sur le « pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental » a refait surface dans la presse traditionnelle à l’échelle internationale et sur les réseaux sociaux. Certains affirment que « tout aurait été essayé » et qu’Haïti est un pays « sans espoir », « en dehors de la civilisation » (comme l’a dit un célèbre politologue). Face à ce pessimisme général, pourquoi, dans ta position relativement confortable ici au Québec, t’intéresses-tu encore à Haïti ? Pourquoi te passionnes-tu pour son histoire?
LVB : Je n’ai pas de réponse simple à ces questions. Mais, sans raconter toute ma vie, je dirais que ce n’est pas vraiment un choix : c’est presque une pulsion intérieure! Comme beaucoup d’autres Haïtiens de première et deuxième génération, je regarde la situation actuelle en Haïti avec un mélange d’impuissance et de frustration. Je ne crois pas que la solution aux problèmes actuels du pays soit de chanter les louanges de la Révolution haïtienne ou encore de vanter notre impressionnante littérature nationale (qui existe depuis plus de deux siècles), à des gens qui, très souvent, ne veulent pas nous écouter et préfèrent voir les Haïtiens comme l’« Autre » ultime. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’aimer Haïti — d’aimer ce qu’elle a représenté et continue de représenter. Et parce que je l’aime, je veux mieux la comprendre, notamment à travers son histoire. Aimer Haïti, c’est aussi aimer mes parents, mes ancêtres et, par extension, nourrir une forme d’amour propre. Aimer Haïti ne signifie pas masquer les dures réalités derrière un protonationalisme simpliste. Cela signifie, dans mon cas, accepter que je suis le produit d’une longue et complexe histoire dont je ne pourrais jamais me détacher.
Question 2
Quelle contribution envisages-tu de faire à ce blogue ? Quels sujets t’attirent tout particulièrement ? Penses-tu qu’il existe des domaines dans la recherche savante et dans l’imaginaire collectif qui ne reçoivent pas suffisamment d’attention ou de reconnaissance ?
LVB : Il m’est arrivé d’être très ambitieuse avec mes projets de blogues dans le passé, mais au final, au-delà des discussions passionnantes que j’ai pu avoir avec Falina, Yves Hyppolite et David, cela a donné peu de résultats concrets en termes de production de contenu écrit! Si je veux être ambitieuse cette fois-ci (aussi), je souhaite également rester réaliste. Je pense que mes contributions à ce blogue suivront de près mes recherches passées, notamment sur le duvaliérisme et l’histoire de la communauté haïtienne au Québec, tout en s’élargissant à de nouveaux axes que je cherche à développer. Ces axes incluent, par exemple, la contribution haïtienne au panafricanisme à la fin du XIXe siècle, la tentation fasciste chez certains intellectuels haïtiens des années 1930, ou encore l’histoire intellectuelle du duvaliérisme. Comme par le passé, j’aimerais aussi utiliser cet espace pour explorer des sujets que je maîtrise moins, mais qui m’intéressent profondément. Cela pourrait prendre la forme de fiches de lecture personnelles (plutôt que des recensions classiques) ou encore de réflexions intellectuelles en développement. En somme, ce blogue sera un lieu à la fois pour partager des recherches abouties et pour m’aventurer dans de nouvelles pistes de réflexion!
Question 3
Les blogues sont généralement des modes de communication et de « production de savoir » plus informels. Comment perçois-tu l’équilibre entre le maintien d’un ton accessible et l’assurance d’une certaine rigueur et précision attendues dans le discours savant traditionnel ? Quelles stratégies utilises-tu pour naviguer efficacement dans cet équilibre ? À ton avis, notre travail sur ce blogue peut-il être qualifié d’« académique » ? S’inscrit-il réellement dans une forme de discours savant ? Devons-nous même avoir ce type de prétention ?
LVB : D’abord – et je pense parler au nom de nous toutes et tous ici – nous n’avons pas la prétention de faire de ce blogue un espace exclusivement « savant ». Cependant, cela ne signifie pas pour autant que nous comptons nous éloigner de la rigueur nécessaire à l’analyse et à la réflexion. Bien que ce blogue ne vise pas forcément à être « académique » au sens strict (souvent associé à des normes spécifiques du milieu universitaire), nous souhaitons en faire un espace où les lectrices et lecteurs pourront trouver des discussions sérieuses, approfondies et accessibles sur Haïti et ses diasporas. Nous mettons également à disposition des outils pour encourager des recherches complémentaires, notamment dans nos pages de références.
Pour atteindre cet équilibre, personnellement, je privilégie des stratégies qui permettent de rendre le contenu accessible sans compromettre sa profondeur. Par exemple, je simplifie sans simplisme, en clarifiant les concepts sans en réduire la complexité. Je m’efforce également de contextualiser les idées, en expliquant des notions ou des références qui pourraient être moins familières à un public non spécialisé. J’aime aussi faire usage des notes de bas de page (ce qui, selon les goûts, peut ravir certaines personnes et en désespérer d’autres)!
Quant à savoir si notre travail peut être qualifié d’« académique », cela dépend de la manière dont nous définissons ce terme. Si être académique signifie produire un discours rigoureux, bien documenté et en dialogue avec la littérature existante, alors notre blogue peut s’inscrire dans cette tradition. Toutefois, l’essence même d’un blogue est d’être un espace hybride, qui permet d’explorer des formes et des registres plus flexibles que ceux des publications scientifiques. C’est cette liberté de ton et de format qui, à mon avis, en fait un outil unique et complémentaire pour partager des idées et ouvrir des discussions.
Question 4
Les projets en humanités numériques se sont multipliés au cours des quinze à vingt dernières années, les chercheurs se tournant de plus en plus vers les technologies numériques pour analyser et présenter le fruit de leurs travaux. Les historiens, en particulier, ont utilisé l’analyse de texte, les systèmes d’information géographique (SIG) et la création d’archives numériques pour faire avancer la recherche interdisciplinaire. Bien que ce blogue fonctionne à une échelle beaucoup plus réduite par rapport aux projets institutionnels typiques, il peut néanmoins être considéré comme une entreprise en humanités numériques. Que signifie pour toi de t’engager dans un projet en humanités numériques axé sur Haïti alors que le pays traverse une crise particulièrement aiguë ?
LVB : M’engager dans un projet en humanités numériques axé sur Haïti, particulièrement en cette période de crise, représente une manière de valoriser son histoire (dont certaines archives sont actuellement menacées) tout en offrant un espace de réflexion. En utilisant les technologies numériques, ce blogue permet de rendre accessibles des recherches et des discussions sur Haïti à un public plus large, tout en offrant une alternative aux récits dominants qui marginalisent non seulement l’histoire d’Haïti, mais aussi les Haïtiens eux-mêmes.
Question 5
Une approche réflexive, tant dans la recherche savante que dans la rédaction de billets de blogue, peut être bénéfique. Nous avons insisté sur l’idée de « crise » tout au long de cet échange. Ce terme permet-il de mieux saisir la conjoncture sociale et historique actuelle d’Haïti, ou, au contraire, contribue-t-il à stigmatiser davantage un pays qui, comme l’a souligné l’anthropologue Gina Athena Ulysse (2015), a besoin de nouveaux récits ? Quelle est ta position dans ce débat ?
LVB : Je partage l’avis d’Yves Hyppolite, selon lequel il est certain qu’Haïti traverse actuellement une crise profonde, et que, parfois, son histoire, en particulier l’histoire récente, semble être marquée par une succession de crises. Toutefois, comme Yves, je pense qu’il est dangereux de comprendre Haïti uniquement à travers le prisme de la crise. Bien que le terme « crise » puisse être utile pour décrire des phénomènes de rupture ou de tension, il ne doit pas réduire l’histoire d’Haïti à une narration unidimensionnelle. À travers ce blogue, et dans mes travaux en général, je cherche toujours à trouver un équilibre : reconnaître les réalités complexes qui ont façonné Haïti dans le passé et continuent de l’animer aujourd’hui, sans pour autant réduire le pays à une caricature de nation constamment en crise. L’enjeu est d’adopter un regard critique tout en offrant des perspectives alternatives, qui rendent justice à l’ensemble de l’histoire d’Haïti, avec ses luttes, mais aussi ses victoires et ses innovations.
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