Jean Price-Mars et la Révolution haïtienne : Entre héroïsme collectif et complexité historique 

Analyse d’un extrait de vidéo de Jean Price-Mars

Jean-Price Mars (1876-1969) demeure l’un des penseurs les plus célébrés du XXe siècle haïtien, tant dans l’historiographie haïtienne que dans la mémoire populaire. L’homme aux multiples talents, qui fit une carrière diplomatique au tournant du dernier siècle et une carrière politique dans les années 1930[1], est surtout connu pour ses textes politiques et ethnographiques, qui marquèrent plusieurs générations d’Haïtiens. En 1919 et 1928, il publie ses deux œuvres les plus célébrées : La vocation de l’élite puis Ainsi Parla L’Oncle : Essais d’ethnographie, textes emblématiques de sa pensée. Dans le premier ouvrage, il critique l’élite haïtienne (tant « mulâtre » que noire) pour son manque de leadership. Dans le second ouvrage, il s’intéresse à la culture haïtienne, en particulier aux pratiques folkloriques et au Vaudou, qu’il estime avoir été occultés et méprisés aussi bien par l’élite politique qu’intellectuelle. Ce texte, qui reste particulièrement significatif dans son œuvre, l’amène à accuser les Haïtiens de souffrir d’un « bovarysme collectif », c’est-à-dire d’un refus de se voir tels qu’ils sont réellement. Ce bovarysme collectif se traduit par un effort concerté pour nier les racines africaines de leur culture et par un refus d’accepter cet héritage dans leur identité.[2]

Dans le contexte de l’occupation américaine d’Haïti (1915-1934), Jean Price-Mars exerce une influence notable, non seulement sur le mouvement indigéniste des années 1920, mais aussi au sein de la classe moyenne urbaine noire, où se développe, dans les années 1930, le mouvement noiriste. Désormais définitivement associé à François Duvalier, ce dernier en fut l’un des avatars les plus importants[3]. Ainsi, toute histoire intellectuelle du XXe siècle haïtien doit nécessairement faire escale auprès de Jean-Price Mars, de son influence considérable et de l’instrumentalisation de certaines de ses idées[4].

Jean Price-Mars, circa 1948-1950. Source image : Enciclopédia de Antropologia (Université de São Paulo), Collection des Archives du CIDIHCA.

Le court extrait vidéo que nous partageons ici aborde pourtant un sujet bien différent. En effet, Price-Mars n’y discute pas explicitement de ses idées ou de ses écrits, mais y présente plutôt en quelques minutes sa vision de la nature et de l’importance du mouvement insurrectionnel ayant conduit à la naissance d’Haïti en 1804. Publiée sur YouTube par Haïti Inter[5], il y a peu de contexte quant à la date précise de l’enregistrement, ni aux circonstances dans lesquelles cette vidéo a été réalisée. Toutefois, il semble que cet extrait provienne d’une conversation avec un interlocuteur francophone (peut-être pour un documentaire), probablement enregistrée à la fin des années 1950 ou dans les années 1960. À cette époque, sa réputation tant nationale qu’internationale n’est plus à faire.[6]

Les réflexions de Jean Price-Mars sur la Révolution haïtienne peuvent surprendre de la part d’un intellectuel de cette envergure. Dans ses propos, il affirme que « tous des héros » — faisant référence à Toussaint Louverture, Dessalines, Pétion, Christophe et d’autres figures majeures de la Révolution — « se sont constamment insurgés contre le régime de l’oppression et de l’esclavage » (48 secondes). Cette vision simplificatrice étonne, venant d’un érudit qui a consacré une grande partie de sa vie à l’étude des pratiques culturelles, de l’imaginaire et de l’histoire d’Haïti. En effet, elle tend à présenter de manière uniforme plus de treize années de lutte complexe, depuis l’insurrection des esclaves du Nord de Saint-Domingue en 1791.

En qualifiant les grandes figures de la Révolution haïtienne de « tous des héros », Price-Mars semble chercher à transcender les divisions historiques bien réelles qui ont marqué le combat révolutionnaire. Il met en avant leur lutte collective contre l’oppression et l’esclavage, une poussée qui culmine dans une guerre d’indépendance décisive contre la France à partir de 1802. Cependant, cette lecture unificatrice minimise les divergences profondes entre ces acteurs (par exemple Pétion/Christophe), qui n’ont pas tous participé aux mêmes étapes du conflit ni agi avec les mêmes motivations[7], et omet de souligner les alliances changeantes qui ont jalonné cette période tumultueuse.

Cette approche unificatrice, employée par Price-Mars et de nombreux intellectuels haïtiens, si efficace pour souligner la portée collective, voire universelle, de la Révolution haïtienne, tend cependant à occulter les dynamiques internes qui en ont façonné le déroulement. Ces dynamiques internes se manifestent notamment dans les clivages sociaux et politiques qui ont persisté tout au long du processus révolutionnaire. La guerre d’indépendance, loin d’être un mouvement monolithique, fut traversée par des tensions entre différents groupes sociaux : anciens libres (« noirs ») et nouveaux libres (« mulâtres[8] »), élites propriétaires et masses paysannes, officiers de différents rangs.

Ainsi, bien que la lutte contre le système esclavagiste et la domination française ait constitué un puissant facteur d’unification, notamment à partir d’octobre 1802, les trajectoires individuelles des acteurs révolutionnaires révèlent la complexité des allégeances et des motivations. Si la construction d’un récit national unifié répond à un besoin légitime de célébration patriotique et de consolidation identitaire, comme le montre Price-Mars dans cette vidéo en présentant Haïti au monde, elle ne doit pas occulter les nuances essentielles nécessaires à une compréhension approfondie de la Révolution haïtienne.

Que les lecteurs de ce billet ne se méprennent pas! Il ne s’agit nullement ici de faire un faux procès à un homme de la trempe, de l’intelligence et de la culture de Jean Price-Mars. Bien que le contexte précis de cet entretien nous échappe, il est peu probable que cette tribune ait été conçue pour approfondir les nuances de la Révolution haïtienne. Ces précautions face à certaines interprétations de notre histoire ne s’adressent pas forcément à Price-Mars, mais à nous toutes et tous, Haïtiens du XXIᵉ siècle, qui portons la responsabilité de penser et de transmettre cette complexité.

En ce sens, la Révolution haïtienne demeure un héritage vivant, exigeant autant de célébration que de réflexion critique. Reconnaître la pluralité des motivations, des alliances et des trajectoires qui l’ont façonnée ne diminue en rien sa grandeur qui dépasse de loin nos propres frontières, mais au contraire, enrichit notre compréhension de cet événement fondateur. C’est dans cet esprit que nous sommes appelés, non seulement à honorer les héros de notre passé, mais aussi à appréhender l’histoire dans toute sa complexité, pour mieux éclairer, nous l’espérons, les défis du présent.

Ce regard nuancé sur notre histoire, conjuguant fierté et lucidité, incarne sans doute l’héritage intellectuel le plus précieux des écrits de Jean Price-Mars[9].


[1] Pour des informations sur la campagne électorale de 1930, durant laquelle Price-Mars s’est présenté, mais qui a finalement conduit à l’élection de Sténio Vincent, voir Magdaline W. Shannon, Jean Price-Mars, the Haitian Elite and the American Occupation, 1915-1935 (New York : St. Martin’s Press, 1996), 95-97.

[2] Pour une discussion plus ample sur l’influence de Price Mars voir, Lewis Ampidu Clorméus, « La démonstration durkheimienne de Jean Price-Mars : faire du vodou haïtien une religion », Archives de sciences sociales des religions 159, nᵒ 3 (5 avril 2013) : 153‑70.

[3] Émergeant dans le contexte de l’occupation américaine (1915-1934), le noirisme se développe parallèlement à la revalorisation de la culture populaire haïtienne, portée par le mouvement indigéniste des années 1920, et à l’ascension d’une classe moyenne noire et urbaine. Il se veut un « mouvement nationaliste extrême » prônant une vision parfois racialiste, voire raciste, et assurément essentialiste de l’identité haïtienne. Cette identité est perçue comme étant avant tout d’origine africaine, et se trouve en opposition avec l’élite « mulâtre » du pays, que la lecture noiriste considère comme ayant historiquement dominé la vie politique et économique du pays. Au centre de la vie politique haïtienne, particulièrement pendant les années 1940 et 1950, la victoire aux urnes de Dumarsais Estimé en 1946 et, surtout, celle de François Duvalier en 1957, sont interprétées comme la victoire des Haïtiens « authentiques », du camp noiriste. François Duvalier, pour sa part, sut instrumentaliser le discours noiriste dans sa gouvernance. Voir Valerie Kaussen, « Race, Nation, and the Symbolics of Servitude in Haitian Noirisme », dans The Masters and the Slaves: Plantation Relations and Mestizaje in American Imaginaries (Springer, 2005), 68-69.

[4] En 1967, un Jean Price-Mars, ayant dû assister à des décennies durant lesquelles ses idées furent réappropriées et réinterprétées par divers intellectuels et politiciens haïtiens, finit par répondre à l’auteur et proche conseiller de François Duvalier, René Piquion, afin de faire la lumière sur les réelles circonstances de la défaite du premier aux élections de 1930. Contrairement à ce qui s’était imposé dans la culture populaire, cette défaite n’avait rien à voir avec la question de couleur, mais était plutôt, selon les dires de Price-Mars, la conséquence de son manque de fonds pour mener une campagne électorale nationale. Voir Jean Price-Mars, Lettre ouverte au Dr. René Piquion, directeur de l’Ecole normale supérieure, sur son « Manuel de la négritude » Le préjugé de couleur est-il la question sociale? (Port-au-Prince : Éditions des Antilles, S.A., 1967).

[5] Quand Jean Price Mars racontait Haïti, 2019, https://www.youtube.com/watch?v=oH1KNVAtpU0.

[6] La réputation internationale de Jean Price-Mars est solidement établie au milieu du XXe siècle. En plus de son travail d’ethnologue en Haïti, il est nommé, en 1956, président du Premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, tenu à la Sorbonne, à Paris, du 19 au 22 septembre 1956. Sarah Frioux-Salgas, « Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs (Paris, Sorbonne, 19-22 septembre 1956) : replay », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, no 1332 (1 janvier 2021) : 147.

[7] Alexandre Pétion revient d’abord à Saint-Domingue en février 1802 comme membre de l’expédition du général Charles Leclerc, visant à rétablir l’autorité française sur l’île — expédition qui portait en elle le projet de réinstauration de l’esclavage. Toutefois, quelques mois plus tard, il rejoint les rangs de l’armée indigène, aux côtés de Dessalines, dans la lutte pour la répudiation totale de la domination française. Laurent Dubois, Avengers of the New World: The Story of the Haitian Revolution (Cambridge: Harvard University Press, 2005), 254.

[8] Bien que la mémoire collective associe principalement les « anciens libres » aux « mulâtres » — personnes d’ascendance mixte affranchies avant le Décret d’abolition de l’esclavage du 4 février 1794 — cette catégorie comprenait également de nombreux Africains et descendants d’Africains, créoles ou bossales, qui avaient obtenu leur émancipation avant cette date. Toussaint Louverture en est l’exemple le plus célèbre.

[9] Dans cette entrevue, Jean Price-Mars, orateur à la parfaite diction, adopte une tonalité plus générale et quelque peu idéalisée de la Révolution haïtienne. Cette approche contraste avec ses écrits scientifiques, notamment Ainsi parla l’oncle, où il développe une analyse plus rigoureuse et nuancée, révélatrice de la profondeur de sa réflexion historique et intellectuelle. Cette variation dans le traitement témoigne de sa capacité à adapter son discours selon le contexte et le public visé.

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